Kiran C. ♦ Graou

___La cendre avait une odeur âpre et agressive. Elle virevoltait encore dans les airs et venait délicatement recouvrir cette terre froide et battue, encore imprégnée des cris et douleurs passés. Un fin manteau gris se dessinait peu à peu sur la jungle alentour, telle une douce caresse silencieuse venue cachée l'éclat d'une violence et d'une haine phénoménale. Cela ressemblait à de la neige. Mais en beaucoup plus funeste.

___Malgré sa peau à nue et ses blessures brûlantes, Kiran ne parvenait plus à ressentir la lourde chaleur du soleil d'Inde sur ses épaules. Il ne s'agissait plus que d'une étreinte paradoxalement froide, si froide, suffisamment froide pour venir envahir le vide béant qui s'était ouvert dans son âme. Le feu s'était éteint à présent. Tout n'était plus que noir et gris. Tout n'était plus que d'une fataliste couleur mortuaire, mais au moins cela avait-il eu le mérite de camoufler le rouge vif des éclats de sang.

___Les derniers pans du village tenant encore vaillamment debout étaient à l'image du clan ; Des ruines, ce n'était plus que des ruines. Les survivants se comptaient sur les doigts des deux mains. Où était-elle passée, leur grandeur légendaire ? Leur féroce puissance qui avait inspiré tant de mythes et contes d'un temps ancien ? Le clan des tigres de Sibérie avait été décimé. Exterminé sans la moindre hésitation, sans la moindre lueur de lucidité. Tout n'était plus qu'un mirage. Un mirage amère, qui disparaissait un peu plus à chaque coup de vent. Comme un peu de cendre balayée par une brise étouffante.

- Mon prince …

___La voix venait de la droite. Quelqu'un s'approchait, porteur d'une aura lourde en mauvaises nouvelles. Kiran resta de marbre au milieu des ruines.

- Nous avons retrouvé de nouveaux corps, mon prince … Vos parents, j-je suis désolée …

___Une bourrasque plus forte que les précédentes agita les feuillages épais des arbres aux troncs calcinés mais encore vaillants aux alentours. L'illusion d'une grandeur féline d'antan se dissipa encore un peu plus au loin. Svetlana et Adil Chheda étaient tombés. Le roi alpha et sa reine étaient morts. Ses parents, sa famille, l'avait laissé orphelin.

___Le poing de Kiran se referma un peu plus fort autour de l'arme en bois de fortune qui lui avait sauvé la vie plusieurs fois cette nuit-là. Il accusa l'annonce en silence. Ses jointures le faisaient souffrir. Ses doigts étaient en sang. La globalité de ses muscles était marquée, tuméfiée et ankylosée. Pourtant il restait-là, figé, comme inébranlable, au milieu des débris de dizaines de vies anéanties.

- Leonna … ?

___Il reconnu à peine sa propre voix. Ce timbre rauque et éteint venait-il vraiment de filer à travers ses lèvres ? Le cœur du métamorphe se serra. Pour la première fois au cours de ces dernières heures, Kiran se surprit à prier tout bas. Où était Leonna ? Gisait-elle parmi les cadavres encore chauds ? Cette dernière image lui était insoutenable.

___Ces hommes qui étaient venus cette nuit, ces humains saturés d'une insipide cruauté et d'une convoitise infondée, lui auront tout volé. Son clan, sa famille, son avenir. Et maintenant son âme sœur ? L'idée même lui retournait les tripes. Les images de l'assaut dansaient devant ses yeux. Il ressentait à nouveau ce calme plat, cette accalmie avant le massacre. Il ressentait la jungle qui retenait son souffle ; Pourquoi n'avait-elle rien dit ? Pourquoi ne les avait-elle pas prévenu ? Cette si vieille compagne … Kiran entendait à nouveau ces cris furieux, puis les hurlements de terreur des premières victimes. Il voyait encore ces hommes aux cœurs corrompus brandir leurs armes, jaloux de leur puissance animale si mystérieuse, si secrète, si dangereuse … Il revoyait les siens tomber un à un sous les balles. Les corps se briser contre des lames affilées. Ses frères et ses sœurs périr sous la morsure lente et douloureuse d'un feu macabre. L'incendie avait gagné les maisons. Et alors que le clan de tigres de faisait écharper, son foyer n'en attendait pas plus pour partir en cendre.

___Son poing tremblait désormais. C'était léger, c'était infime. Mais c'était bien là. Cette main avait échoué, de la manière la plus lamentable qui soi. Le futur alpha, l'héritier, s'était montré incapable de défendre sa famille. Son arme aurait dû transpercer plus de cœurs. Ses crocs de tigre arraché plus de gorges. Kiran ne méritait même pas de mourir avec les siens.
___Mais alors si sa belle … sa tendre Leonna aussi disparaissait, il n'était pas certain d'avoir la force nécessaire pour le supporter. Un cri de vengeance hurlait déjà au fond de sa poitrine.
___Et pourtant … Pourtant si elle avait péri, il l'aurait senti. Pour l'heure, il pressentait qu'elle était en vie. Elle respirait. Simplement … elle n'était plus là. Elle s'éloignait, chaque instant un peu plus, et chaque seconde passée était une aiguille empoisonnée enfoncée dans le cœur du prince déchu.

___Ce n'était qu'une intuition soufflée par son instinct, une sombre angoisse en latence au fond de son ventre. Quelque chose d'insaisissable, d'absurde, mais de particulièrement tenace. Il avait besoin d'une confirmation. Il avait besoin de l'entendre pour de vrai.

- Elle reste introuvable. Mais nous allons poursuivre les recherches, nous …

___L'air s'infiltra de nouveau dans ses poumons. La peur se dispersa et il put prendre pour la première fois une grande goulée d'air. Lorsque Kiran rouvrit les yeux, il n'y avait désormais plus qu'un seul but à sa vie.

___Il devait retrouver Leonna.
___Car malgré tout ce sang qui avait coulé, il ne pouvait pas croire qu'elle aussi l'ait laissé seul.
___Qu'elle l'ait abandonné.